Infirmière depuis plus de 30 ans et cadre de santé, Brigitte Feuillebois est Chief Nursing Officer (CNO) auprès de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) région Europe conseillère-experte sur les professions non médicales auprès du ministère de la Santé. Elle nous partage son regard sur la situation de la profession en France, sa position à l’international et les pratiques et organisations de soins inspirantes pour son évolution.
Quels sont les atouts, les forces des infirmiers français ?
On considère à l’international que nos infirmiers sont bien formés, parce qu’ils ont une valence universitaire qui s’accentue. Surtout, ils sont formés dans une perspective du modèle français, qui est lui-même une référence et est inspirant. Même si un certain nombre de questionnements ont émergé sur son optimisation, du fait de sa fragilité croissante, liée à un contexte beaucoup plus large. La crise Covid a en réalité déstabilisé l’ensemble des systèmes et remise en cause la stabilité du nôtre, qu’on croyait acquise. Mais le contexte français reste intéressant pour les pays qui embauchent nos infirmiers, notamment en raison de la vision spécifique qu’il porte : celle de l’égalité d’accès aux soins, quel que soit le statut du patient ou sa capacité à payer ses soins. Donc ce qui attire, c’est cette formation qui donne à nos infirmiers la capacité de raisonner dans un système qui reste un modèle, malgré ses failles.
En Belgique, il existe un art infirmier : les infirmiers sont considérés comme des professionnels à part entière.
De quels modèles ou modes d’organisation développés à l’étranger pourrait-on s’inspirer pour faire évoluer la profession ?
Ce qui est intéressant aujourd’hui, notamment avec l’arrivée de la pratique avancée, c’est que l’on puisse identifier une gradation des compétences au sein de la profession (qui suppose une spécialisation dans un secteur du soin identifié : gériatrie, cancérologie, soins palliatifs...) comme la met en pratique le modèle belge par exemple. Il s’appuie sur des échelles de fonction, qui répondent aux besoins différenciés des patients, à l’hôpital comme en ville. Le système ne marche pas toujours très bien, en raison de l’existence du fédéralisme, mais il existe un art infirmier ; les infirmiers sont considérés comme des professionnels à part entière. Certes, à l’hôpital, ils occupent potentiellement des rôles d’assistants parce qu’ils travaillent en équipe et que toutes les compétences sont présentes. Mais quand il intervient à domicile, et en particulier dans des régions où les professionnels de santé manquent, l’infirmier doit être en capacité de prendre des décisions de manière autonome. Autre exemple : en Angleterre, ils ont beaucoup de spécialités : des soins palliatifs, de la gérontologie…
En France, nous avons un socle généraliste alors qu’émerge une question d’ajustement de nos professionnels à des milieux qui sont de plus en plus spécialisés.
Ces approches devraient être explorées en France parce qu’on ne peut pas avoir une vision généraliste dans le cadre d’une approche populationnelle, qui suppose de comprendre les besoins d’une population. Nous avons un socle généraliste alors qu’émerge une question d’ajustement de nos professionnels à des milieux qui sont de plus en plus spécialisés. On dit que l’infirmier est polyvalent, qu’il peut intervenir partout, mais le fait est qu’en trois ans de formation, ils ne peuvent pas être absolument compétents dès l’entrée dans un poste en psychiatrie, en réanimation, ou en santé au travail par exemple. Nous sommes en train d’étudier le projet de fin de vie. Comment va-t-on amener des infirmiers à être des collaborateurs efficaces dans ces situations particulières ? Il y a tout un raisonnement, une maturation à développer sur ce qu’est la fin de vie, les soins palliatifs, ce qu’est accompagner potentiellement une personne dans un suicide assisté. Et là, on n’est pas dans le métier socle. Il y a des attentes sociales, sociétales, sanitaires, qui sont en décalage avec la formation des infirmiers généralistes.
Comment transposer ce système de gradation des soins en France ?
Il y a deux possibilités. Soit le professionnel justifie d’un portefeuille de compétences spécifiques acquises, et dans ce cas, il faut le valoriser tout au long de sa carrière. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Que l’on ait 10 diplômes d’université ou aucun, on reste dans le corps des infirmiers en soins généraux, avec une évolution de carrière liée au passage d’échelons, sans valorisation des compétences acquises. C’est un vrai problème. Soit on pourrait très bien considérer qu’il y a un socle commun de trois ans pour les infirmiers, mais qu’il y aurait aussi des cursus supplémentaires optionnels, qui s’inscriraient dans une continuité de formation initiale en dehors des 3 spécialités (IADE, IBODE et IPDE) qui existent aujourd’hui. Ce serait un avantage pour les employeurs, dans la mesure où ils n’auraient pas besoin de les former ; ils auraient déjà des professionnels compétents.
Actuellement, le modèle demeure très limité pour les infirmiers, qui dépendent de leur employeur ou de leurs deniers propres pour pouvoir accéder à un niveau d’expertise au service de son exercice. Rien n’empêcherait les infirmiers qui le souhaitent de rester généralistes, en trois ans de formation, le temps qu’ils sachent s’ils veulent travailler en hôpital, en centre de santé, dans un milieu carcéral. Ce qui ne va pas, c’est que la profession n’a aujourd’hui pas le choix.
Dans les compétences européennes, c’est la capacité à avoir un champ autonome, qui relève de sa propre responsabilité, qui est évoquée.
Le fondement de l’infirmier sont les soins infirmiers, qui peuvent s’exercer dans un champ autonome. Et c’est un volet qu’il faut renforcer. Les anglo-saxons nous aident à déterminer comment on fixe un rôle autonome, même si la notion d’autonomie est encore un peu taboue en France. Parce qu’on est sur un modèle médico-centré, on a du mal à se détacher du rôle sur prescriptions, puisque c’est celui-ci qui est valorisé, notamment dans le champ conventionnel. Alors que dans les compétences européennes, c’est bien la capacité à avoir un champ autonome, qui relève de sa propre responsabilité, qui est évoquée.
Les infirmiers français bénéficient de la directive européenne de 2005*, qui permet d’établir une équivalence entre les compétences et leur niveau d’acquisition en France et ceux des autres membres de l’Union européenne, rappelle Brigitte Feullebois. Elle leur autorise ainsi une mobilité au sein de ces pays et leur permet de développer d’autres compétences. Pour autant, si l’acquisition des compétences requises au niveau européen est respectée, « nous avons une limite : la France accuse un déficit de 400 heures de formation en soins généraux par rapport à la norme européenne. » La refonte du métier en cours doit lui permettre de se mettre en conformité. Par ailleurs, poursuit-elle, les mobilités s’intensifient avec les pays limitrophes, mais demeurent difficiles à quantifier, par manque de données précises. Or, « dans un contexte de pénurie, c’est un vrai enjeu. Même si on a des projections sur les effectifs dont on aurait besoin dans les prochaines années, il faut que l’on sache ce que deviennent les professionnels qu’on forme. »
*Directive du 7 septembre 2005 relative à la reconnaissance des qualifications professionnelles
Quelle place les infirmiers français occupent-ils au niveau institutionnel, à l’international ? Quels sont les freins potentiels à leur représentation ?
Au-delà de l’intérêt que l’international porte sur nos profils, il y a un frein majeur : on a beaucoup plus de difficultés à être bilingue que d’autres collègues européens. L’OMS recherche les compétences des infirmiers français, notamment parce que nous avons une représentation infirmière importante, que ce soit au niveau du nombre de professionnels ou d’associations et organisations infirmières. Le fait d’avoir un Ordre infirmier indique aussi la place de la profession dans notre système de santé. Lors des récentes élections du nouveau Conseil d’administration du Secrétariat international des infirmières et des infirmiers de l'espace francophone (Sidiief), des directeurs de soins français ont été retenus. Mais c’est un peu plus simple parce qu’il n’y a pas la barrière de la langue. Au Conseil international des infirmières (CII), c’est plus compliqué. La présidence et la direction générale sont américaines. Aussi les Français y participent-ils plus à des niveaux locaux, plutôt qu’à des niveaux stratégiques.
Ce que je perçois, c’est que la vision internationale de l’évolution de la profession se développe par des échanges qui s’intensifient. Le contexte le justifie. Avec l’OMS et le CII qui alertent régulièrement sur la pénurie infirmière, il y a de fait davantage de rencontres. Elles permettent potentiellement à des Français de siéger là où on allait peu parce que le contexte s’y prêtait moins. Et la création d’un poste de Chief Nursing Officer, encouragée par l’OMS dans ses États membres, démontre qu’il est possible d’agir à ce niveau, sans être obligatoirement à un poste politique.
L’institut de formation en soins infirmiers de Vannes ouvrira lors de la prochaine rentrée de septembre la première section bilingue de France. « Les étudiants infirmiers inscrits dans cette filière devront faire des stages à l’étranger et s’inspirer des modèles sanitaires européens, en particulier anglo-saxons, pour construire leur propre identité », explique Brigitte Feuillebois. L’initiative est loin d’être anecdotique. Elle permettra entre autres de développer « la recherche, les publications collectives », en facilitant l’accès à une littérature savante essentiellement rédigée en anglais. « Ce ne sera pas pour tous les infirmiers, mais si certains le font, cela permettra de développer l’autonomie infirmière. Aujourd’hui, on ne peut plus penser que français, il faut qu’on puisse, en tant qu’infirmiers, porter une volonté de partager des savoirs. »
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