Il ne faut jamais dire jamais… trente ans après ma première expérience, me voilà reparti à faire de l’intérim. Je retourne donc dans la fosse aux lions, ou plutôt dans une maison de retraite (privée) censée faire "La joie des aînés". Que dire, sinon que la joie en question est pour le moins intérieure, et peine à s’exprimer ! Cela dit, ce n’est pas non plus l’enfer, n’exagérons pas : quelques résidents (valides) ont presque l’air contents, et certaines collègues finissent la journée sans avoir versé une seule larme… Elle est pas belle, la vie ? Méditation humoristique et "parabole amphibienne" sur les Ehpad.
Deux personnes la nuit pour 80 pensionnaires, les toilettes à la chaîne, les bols de café au lait à température ambiante, les gens (après le dîner) qui attendent trois heures sur le fauteuil roulant avant d’être couchés… Bon, allez, j’arrête l’inventaire. Tout ça pour dire que, depuis longtemps, je bute sur deux mystères insondables : pourquoi la tartine du petit déjeuner se crashe toujours sur le sol du côté de la confiture ? Et comment se fait-il que le prix du pain augmente lorsque celui de la farine diminue ? Mais depuis que j’ai repris l’intérim, je bute sur un troisième : pourquoi, dans le pays des Droits de l’Homme, les personnes âgées sont-elles si souvent délaissées, voire maltraitées ?
La question est donc la suivante : où met-on le curseur ? Je collabore ? Je résiste ?
Cela dit, évitons de nous disperser, les amis et concentrons-nous sur la dernière énigme en introduisant le sujet grâce aux archives de la psychologie vintage. L’expérience de Milgram, en l’occurrence, dans les années 60. Rappelez-vous, un monsieur qui s’amusait à tester l’obéissance de volontaires en leur faisant croire qu’ils flanquaient de véritables décharges électriques à un cobaye humain. Un type en blouse grise (incarnant l’autorité) leur demandait en effet d’infliger (en fait, à un comédien) des punitions de plus en plus sévères. Même que certains filaient des doses capables de buter un rhinocéros ! Rideau.
Tout cela, bien sûr, afin d’illustrer notre rapport à l’autorité, lorsque celle-ci rentre en conflit avec notre conscience. Aïe. Et la question est donc la suivante : où met-on le curseur ? Je collabore ? Je résiste ? Le dilemme millénaire entre l’obéissance (qui nous est enseignée depuis que l’on porte des couches culottes) et notre sens de la morale (distillé en parallèle par les mêmes intervenants). Un cas typique « d’injonction paradoxale », selon le jargon des psychanalystes. Ou de double message à la con, si vous préférez.
Faire le job en courant, mais tout en déployant des trésors "d’humanitude" et ta sœur, elle fait du soin palliatif en patins à roulettes ?
Bref, rentrons dans le vif du sujet : ne faisons-nous pas nous aussi du Milgram (en moins violent, certes…) lorsque sur notre lieu de travail, nous cautionnons les petites maltraitances ordinaires ? Ne devons-nous pas là aussi ménager la chèvre et le chou, en faisant un impossible grand écart professionnel ? Une situation déstabilisante qui peut finir par nous démotiver : faire le job en courant, mais tout en déployant des trésors « d’humanitude » et ta sœur, elle fait du soin palliatif en patins à roulettes ? Cela dit, ce dilemme, connu et dénoncé, ressemble un peu à l’arbre qui cache la forêt. Il cohabite en effet avec d’autres interactions qui renforcent le mal-être du soignant, et le font entrer dans le cercle vicieux de la victimisation.
Un petit rappel, donc : les classiques du genre (liste non exhaustive) :
- fermer sa gueule, car malgré tout il faut bien gagner sa vie ;
- perdre confiance en soi à force de ne pas y arriver ;
- devenir politiquement correct avec ses collègues en faisant attention à ne pas se faire rejeter du groupe qui, certes, se plaint mais ne se révolte pas : hurler avec les loups ? Oui, mais doucement, pas plus fort que la meute ;
- et la grande tendance du marché : être considéré comme un pion par une hiérarchie froide et technocratique. Difficile ensuite de faire preuve d’humanité lorsqu’on est soi-même pris pour un objet.
Et je t’écris des chartes du patient, et je te fais un rappel de déontologie, et je te ponds des démarches qualité... Et si tu ne respectes pas tout ça, tu es un mauvais soignant !
Bref, l’Administration est très douée pour se dédouaner en rejetant la faute sur l’individu, et jamais sur elle-même. Et elle se dédouane tellement qu’elle finit par nous mettre la tête à l’envers. La psychologie humaine est ainsi faite que nous projetons en effet volontiers sur l’autre l’angoisse qui est en nous. Surtout si cet autre est (inconsciemment) jugé responsable. Ce sentiment d’impuissance devant la tâche impossible à accomplir, cette frustration, la rancœur, ne se porte pas alors sur le système de soins (cette usine à gaz insaisissable) mais sur l’interlocuteur que nous avons au quotidien : la personne âgée qui nous renvoie son mal-être (et semble même parfois nous le reprocher ?). Insupportable.
D’un autre côté, le soignant n’a pas le monopole du sentiment d’impuissance car la démotivation est en effet (subtilement) inscrite dans le paysage sociétal… l’individualisme, le pouvoir politique qui se cache derrière « la crise », l’Europe, la mondialisation, le déficit… pour justifier une certaine inaction. Du coup, le message est passé : on ne peut pas changer les choses, nous ne sommes pas vraiment acteurs de nos choix de société. Et quand le citoyen, résigné, s’est transformé en consommateur docile, la notion de résistance a bien du plomb dans l’aile.
L’hypocrisie du discours officiel charge aussi la mule de l’injonction éthiquo-gélatineuse (qui a le mérite de déculpabiliser le Législateur) : la vie est sacrée, la douleur est interdite, nous devons prendre soin de nos aînés, bla bla bla… et je t’écris des chartes du patient, et je te fais un rappel de déontologie, et je te ponds des démarches qualité (qui sont autant de cache-misères). Et si tu ne respectes pas tout ça, tu es un mauvais soignant ! Mais ça n’empêche pas les petits vieux à continuer de boire du café au lait froid, dans lequel du beurre en phase terminale finit de fondre à la surface… Bref, comment fait-on pour réchauffer le bol et laisser le beurre sur la biscotte ?
Comment se positionner dans cette incohérence récurrente ?
Mais peut-être sommes-nous tout simplement en panne de Fraternité (vous savez le slogan inscrit aux frontons de nos mairies, un des piliers de l’éthique républicaine) ? Bien installés dans notre monde de brutes, nous l’avons remplacé par le coup de cœur, l’émotion à fleur de peau qui déferle (et ensuite s’évapore) à chaque attentat, et qui nous sert de ciment social. Un phénomène aggravé par la tendance au zapping épidermique : la villa des cœurs brisés et la maison de retraite ont beau être voisines, elles n’ont pas grand-chose en commun…Un élan médiatique, une vague émotionnelle n’a en effet rien à voir avec la vraie compassion qui, elle, se donne les moyens de soulager.
Le climat est un peu celui d’une dictature molle qui valorise ce qui est beau, jeune, compétitif, performant, immortel… et qui attend avec gourmandise les lendemains qui chantent du transhumanisme.
D’un autre côté, on ne peut compatir que si on peut s’identifier à celui qui souffre. Un meurtre d’enfant nous remue bien plus les tripes que le sort d’un vieillard qui a disparu des écrans-radar. Ce qui nous renvoie à notre relation à la mort, cette date de péremption que nous essayons d’oublier, malgré l’évidence. Chez nous, le personnel s’occupant des personnes âgées est en effet moitié moins nombreux que dans les pays nordiques. Allez, circulez, y’a rien à voir… Il faudrait d’ailleurs se demander pourquoi les « loosers » de notre société (je pense aussi aux patients psychiatriques, aux détenus) sont relégués ainsi hors du monde des vivants ? En fait, le climat est un peu celui d’une dictature molle qui valorise ce qui est beau, jeune, compétitif, performant, immortel… et qui attend avec gourmandise les lendemains qui chantent du transhumanisme. On n’a pas tout vu, les gars…
Mais pour l’heure, outre la Fraternité, le monde de la santé est bien en perte de sens. Une perversion récurrente qui, faute de vigilance, menace finalement toute organisation humaine : on sait que les EHPAD privés sont d’abord des pompes à pognons (ce n’est pas un scoop), mais l’hôpital (public !) finit par oublier sa mission initiale - soigner - et consacre son énergie à justifier son existence et sa survie financière. Quitte à noyer les infirmier(e)s sous la paperasse informatique.
Et vous, dans quelle mesure supportez-vous l’eau chaude ?
Allez, une petite image champêtre pour terminer : la célébrissime histoire de la grenouille et de la marmite. Vous la connaissez, j’en suis sûr : si vous mettez une grenouille dans une marmite d’eau bouillante, elle va bien évidemment hurler au scandale, vous traiter d’enfoiré, et retourner vite fait dans sa mare. Par contre, si l’eau est froide et que vous chauffez doucement le machin, elle supportera la cuisson jusqu’au moment où elle sera cuite. Trop tard, donc. Moralité, il n’y a jamais eu d’âge d’or de la prise en charge des personnes âgées, nous sommes d’accord. Mais peut-être que depuis quelques années, la situation se crispe, l’ambiance se durcit, les conditions de travail se détériorent. Mais nous n’avons rien vu venir car l’évolution a été lente, insidieuse, à l’image d’une eau chauffée doucement. Et le problème, c’est que nous avons tous un seuil de tolérance différent, et que nous réagissons donc en ordre dispersé.
Espérons que ce début de libération de la parole auquel nous assistons dans d’autres domaines, nous fasse bientôt sortir de la marmite… En attendant, ma dernière question est la suivante : dans quelle mesure supportez-vous l’eau chaude ?
Didier MORISOTInfirmier
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