La e-santé mentale est-elle enfin déconfinée ? Alors que la quatrième vague de l’épidémie de Covid-19 touche à sa fin en métropole, c’est la question à laquelle ont tenté de répondre les intervenants qui ont débattu en amont du summer camp de l’université de la e-santé et lors de l’un des grands débats de l’édition 2021 qui s'est tenue à Castres (81) fin septembre. Éléments de réponse.
La e-santé mentale était à l'honneur de la 15ème édition de l’université de la e-santé. Un choix opportun tant il est vrai que l’épidémie de Covid-19 est venue ces derniers mois bouger les lignes dans ce champ spécifique de la santé, avec notamment une explosion des demandes de prises en charge et celle concomitante du nombre de téléconsultations, auxquelles s'ajoute un développement massif des dispositifs de santé mentale numérique.
Des besoins déjà criants qui ont explosé
Avec la pandémie et son lot de stress, d'isolement, d'angoisses, de deuils, de précarité, de violences intrafamiliales, les besoins en santé mentale se sont en effet très fortement accrus. En France, les symptômes dépressifs ont été multipliés par deux, la consommation d'antidépresseurs et d'anxiolytiques s'est envolée, sans parler de la hausse des troubles du sommeil, de celle des troubles anxieux chez les jeunes en particulier… et ce alors que déjà avant la crise une personne sur cinq était touchée par un trouble mental, soit 20 % de la population française. Ainsi, pour faire face aux divers confinements et à l'explosion de la demande de soins induite, les téléconsultations en santé mentale ont notamment explosé en 2020-2021, permettant tant bien que mal de limiter les effets induits sur les plus fragiles. Chez Qare, les demandes sur [ces] téléconsultations ont été multipliées par 15, jusqu'à plus de 26 000 rien que sur la 4ème semaine de mars 2020
a observé le Dr Fanny Jacq, psychiatre, directrice santé mentale au sein de cette société de télémédecine créée il y a quatre ans et co-créatrice de Mon Sherpa.
La téléconsultation, un plus personnalisé pour répondre à la demande
Le tabou du numérique en santé, tout comme celui de la consultation psy sont ainsi en passe d'être levés, les patients, et ce d'autant lorsqu'ils sont plus jeunes, ayant moins d'appréhension à franchir une porte virtuelle. En plus des patients habituels suivis au cabinet et qui souffrent de troubles bipolaires et anxieux, d'épisodes dépressifs ainsi que des schizophrènes stabilisés, nous voyons désormais arriver un nouveau type de patientèle, a poursuivi la psychiatre. Grâce au numérique, nous faisons davantage de prévention, les délais de téléconsultations étant de 24 h sur Qare versus plusieurs semaines [en cabinet, ndlr] selon les territoires. Du coup, les symptômes sont moins graves, et finalement, les cas sont un peu plus légers (symptômes d'anxiété, symptômes de dépression…) ce qui ne nécessite pas forcément de traitement médicamenteux ou d'arrêts de travail
a-t-elle renchéri. La téléconsultation en e-santé mentale permet donc de mieux équilibrer la demande. Complémentaire à une prise en charge plus classique, celle-ci permet par ailleurs de ne pas interrompre la psychothérapie pour près d'un patient sur trois (drop-out/abandon thérapeutique précoce). Autre point positif à noter : celui d'un meilleur adressage. Grâce à la téléconsultation, on arrive en général à faire "matcher" le bon praticien avec le "bon" patient, le profil du praticien étant bien détaillé sur sa fiche. Cela permet ainsi au patient de trouver tout de suite "chaussure à son pied"
, et il « n'a plus besoin de se contenter du psychiatre près de chez lui » a encore relevé le Dr Fanny Jacq.
Autorisé pour certaines professions de santé de façon dérogatoire durant la crise sanitaire pour faciliter le suivi à distance des patients porteurs de la Covid-19, le télésoin a depuis juin * dernier été pérennisé et élargi à l'ensemble des auxiliaires médicaux ainsi qu'aux pharmaciens (18 professions de santé au total). En sont néanmoins exclus
[les soins nécessitant un contact direct en présentiel entre le professionnel et le patientet/ou lorsque,
un équipement spécifique [est] non disponible auprès du patient. À noter encore que son recours
relève d'une décision partagée du patient et du professionnel […]sachant que ce dernier doit en amont vérifier l'éligibilité du patient à la réalisation du soin à distance. Cette nouvelle modalité de soin à distance – réalisée par vidéotransmission – devrait pouvoir être mise en œuvre notamment dans le cadre des soins de santé mentale en ce qui concerne, par exemple, les entretiens motivationnels, l'éducation thérapeutique, l'accompagnement à la compliance aux traitements…
*Voir décret n°2021-707 du 3 juin 2021 relatif à la télésanté et l'arrêté du 3 juin 2021 définissant les activités de télésoin
L'enjeu de l'accès aux soins
Reste qu'aujourd'hui les besoins en soins de santé mentale sont toujours immenses : Près de 50 % des patients ayant besoin de soins pour des pathologies mentales n'en recevraient aucun et passeraient sous les radars
, a indiqué Johanna Couvreur, cheffe de projet santé mentale à l'Institut Montaigne. Et ce quand bien même les maladies psychiques représentent le premier poste de dépenses de l’Assurance maladie par pathologie en France (soit 20 % de son budget), loin devant le cancer et les maladies cardiovasculaires. L'enjeu de l'accès aux soins pour les personnes en souffrance psychique est ainsi donc crucial. En pratique, l'accès à un psychiatre reste assez complexe. Quant aux consultations de psychologues, elles ne sont pas remboursées par l'Assurance maladie même si cela va évoluer l'an prochain (voir encadré) et qu'Emmanuel Macron vient d'annoncer fin septembre, lors des Assises de la santé mentale et de la psychiatrie
, la création en 2022 de 800 postes dans les centres médico-psychologiques (CMP) pour réduire au maximum les délais d'attente
. Ainsi, le médecin généraliste joue souvent un rôle de première ligne, mais reste à ce jour relativement démuni face à cette patientèle d'autant qu'il dispose d'un temps de soin très restreint.
Le modèle de soins collaboratifs déployé dans le premier recours [permet] de prendre en charge les patients souffrant de troubles psychiatriques fréquents en médecine générale
Toujours est-il qu'aujourd'hui on peut proposer des solutions, des accès beaucoup plus fluides, un échange d'informations pour faciliter cet accès aux soins et permettre aux patients d'avoir les soins dont ils ont besoin
a constaté Angèle Malâtre-Lansac, directrice déléguée à la santé à l'Institut Montaigne. Il existe des modèles intéressants qui s'appuient notamment sur le numérique.
C'est le cas du modèle de soins collaboratifs déployé dans le premier recours afin de prendre en charge les patients souffrant de troubles psychiatriques fréquents en médecine générale. Un modèle initié aux États-Unis (et depuis étendu aux Pays-Bas, en Espagne, en Australie…) où, dans le cadre de cette prise en charge au sein même du cabinet de médecine générale, un care manager (le plus souvent un infirmier) assure l'intensité des soins d'une file active de patients tandis que le médecin généraliste reste le responsable, le tout en supervision avec un psychiatre qui, à distance, apporte son expertise. La prise en charge est ainsi globale, pro-active et coordonnée grâce à l’utilisation d’outils digitaux. Cette approche, centrée autour des besoins du patient et adaptée au rythme et à la pratique de la médecine générale, est populationnelle (tous les patients sont dépistés) afin de permettre un accès aux soins le plus large possible. Selon l'étude Santé mentale : faire face à la crise
(déc. 2020) menée sur le sujet par l'Institut Montaigne, à ce jour, plus de 80 études dites randomisées ont démontré l’efficacité des soins collaboratifs. Ils aident à la déstigmatisation, conduisent à de meilleurs résultats cliniques, à une plus grande satisfaction des patients et des professionnels et à une réduction des coûts de santé. Ce modèle existe dans de nombreux pays mais n’a malheureusement jamais été adapté au contexte français
.
À l'issue des Assises de la santé mentale et de la psychiatrie qui se sont tenues les 27 et 28 septembre derniers, le chef de l'État a annoncé le remboursement, dès 2022, des consultations de psychologues (en ville) à hauteur de 30 € sous conditions. À savoir : les patients devront être adressés par un médecin généraliste, et cela concernera un forfait de huit consultations, la première séance étant remboursée à hauteur 40 euros et les suivantes 30 euros chacune, le tout renouvelable l'année suivante si besoin.
Davantage de maturité hors hexagone
Car oui, hors de l'Hexagone, l'offre en e-santé mentale est bien plus mature, comme en Suède, au Danemark, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Australie… ou encore aux États-Unis. Outre-Atlantique par exemple, l'Association américaine de psychiatrie (APA) dénombre près de 10 000 applis en santé mentale
, qui proposent des parcours, des outils de gestion du stress, de gestion du sommeil, de gestion en cas de crise…
. Autant d'outils numériques qui, selon la directrice santé mentale de Qare, permettent de voir des choses que l’on n'aurait pas vues autrement
offrant ainsi une relation thérapeutique augmentée
. Et Angèle Malâtre-Lansac de souligner encore que bon nombre d'études cliniques qui y sont menées montrent pour certaines d'entre elles une forte efficacité
. La donnée de preuves sur ces applis est indispensable et doit être développée pour que les patients puissent bénéficier de ces "digital therapeutics” (accord de la Food and Drug Administration) et que la prescription soit possible. Au Royaume-Uni, la plateforme gouvernementale du National Health Service (NHS) recense les applis pertinentes, tandis qu'en Allemagne le pas du remboursement a été franchi1
. Sans compter par ailleurs le développement des chatbots2 en santé mentale
, de même que celui de l'intelligence artificielle dans ce domaine qui pourrait permettre ainsi de mieux diagnostiquer, d'anticiper les crises, de mieux comprendre quels traitements pour quels patients…
. Bref, tout un potentiel autour du numérique et de la donnée en santé mentale pour lequel la France commence tout juste à ouvrir la porte
.
Des verrous ont sauté
Les défis de la e-santé mentale sont donc encore nombreux à relever, qu'il s'agisse de l'accès aux soins, de la coordination des acteurs (sécurisation des données, interopérabilité…), de la pédagogie et de l'éducation auprès des professionnels de santé pour qu'ils voient réellement les bénéfices des nouvelles solutions proposées, ou bien des études à mener pour prouver la réelle pertinence des applis ou outils digitaux qui arrivent sur le marché. En tout cas, il y a aujourd'hui une réelle vitalité autour la e-santé mentale ; des verrous ont sauté côté professionnels, côté patients et côté institutions. Notons d'ailleurs que dans le PLFSS 2022, le gouvernement porte deux mesures permettant un accès anticipé au remboursement pour les DM numériques dont les projets ont été jugés innovants au regard de la prise en charge classique ainsi qu'un accès élargi à la télésurveillance.
Les professionnels de santé eux aussi concernés
L’explosion des dispositifs de santé mentale numérique concerne aussi les professionnels de santé en tant qu’usagers de la santé. Tel en témoigne le succès
de la plateforme Soins aux professionnels de la santé
(SPS) qui gère depuis fin 2015 de plus en plus d’appels de soignants (20 à 30 appels/jour aujourd'hui ; 100 à 150 au plus fort de la crise sanitaire) ayant besoin d’un accompagnement psychologique. Anonyme, gratuite, accessible 24h/24, cette plateforme d’écoute sur laquelle se relaient près de 200 psychologues permet ensuite de réorienter les “appelants” vers un réseau de professionnels (près de 1 000 formés au syndrome suicidaire, aux troubles post-traumatiques…) pour des consultations ultérieures. Un succès
tel que la plateforme est depuis le début de l’année étendue aux étudiants (Soins aux étudiants
) et devrait l'être encore à d'autres populations dans les mois à venir.
Notes
- Voir Digital Act : si une appli remplit tous les critères demandés, elle peut être remboursée.
- Un chatbot est un agent conversationnel, c'est-à-dire un programme capable de converser avec un internaute.
Valérie Hedef
Journaliste
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