Crise des valeurs, valeur de la crise
Il est souvent question de crise et de valeurs sans pour autant que soit précisé le sens que ces termes recouvrent réellement. Il est, en effet, du pouvoir pathogène des mots d'induire des certitudes à partir de termes génériques que chacun nourrit de ses propres représentations. Parler de crise des valeurs implique d'identifier celles concernées et de définir la crise qui les frappe à travers son origine, ses manifestations et ses conséquences. Poser le principe d'une valeur de la crise, qui peut s'entendre comme les enseignements à en tirer, suppose que la crise soit passée, ou tout le moins suffisamment avancée pour qu'une étude rétrospective en révèle les leçons. Mais une telle démarche implique de pouvoir situer, si ce n'est dater, le début de la crise. On perçoit aisément, en posant les jalons de la réflexion, que ceux-ci, loin de circonscrire la question, ouvrent plutôt sur un dédale. Si crise il y a, quelle est sa nature ? Peut-on réellement parler de crise des valeurs dans notre société, et quels sont ses rapports avec la santé ?
Il est toujours tentant de faire écho au discours ambiant sur des situations dont les manifestations les plus apparentes relèvent en fait de phénomènes à la fois de long terme et d'une redoutable complexité. Mettre la crise, comme les valeurs, en questions permet de porter le regard sur les mécanismes à l'ouvre en arrière-plan d'événements plus facilement perceptibles. Qu'en est-il de la notion de crise elle-même ? Celle-ci renvoie à une situation transitoire, de caractère soudain, qui s'amplifie pour atteindre un paroxysme avant de s'apaiser. Peut-on l'appliquer à la situation de malaise social que nous connaissons, aisément perceptible depuis de nombreuses années ? Les manifestations d'un « mal-être » dans notre société sont désormais anciennes et n'ont cessé de s'aggraver depuis les années quatre-vingts : crise économique (chômage de masse, croissance des inégalités), crise politique (effondrement de l'idéologie collectiviste), crise de la représentativité (perte de confiance dans les dirigeants, vote extrême), crise sociale (promotion de l'individualisme, irruption de la violence), crise spirituelle (désaffection des pratiques religieuses, renforcement des intégrismes). Il en va de même pour la notion de valeur qui varie selon les cultures et les époques. Ainsi l'honneur et la respectabilité étaient, il n'y a pas si longtemps encore, déterminants dans notre société. Ces valeurs n'occupent plus la même place aujourd'hui : c'est plutôt l'estime de soi et la réussite qui priment. Est-ce pour autant que l'honneur n'a plus de sens ou que la respectabilité devient sans objet ? Bien évidemment, non, mais le caractère pérenne des valeurs n'empêche pas que leur rang et leur affirmation reflètent les préoccupations de la société au sein de laquelle elles s'expriment.
Le rapprochement des crises et des valeurs met en évidence la nature instable du lien qui les unit. Qu'en est-il du travail, qui apparaît comme une valeur en baisse au moment où les crises économiques récurrentes devraient le porter aux nues ? Le chômage de masse l'a tout simplement désacralisé, favorisant le repli sur la sphère familiale et privée. L'idée de promotion sociale par le travail est disqualifiée par la précarité de l'emploi et l'émergence des travailleurs pauvres. Quel sens peut avoir la fierté ouvrière dans une société individualiste qui privilégie la conception et les services ? Cette question du sens est fondamentale dans la réflexion sur les valeurs. Elle se pose avec acuité dans le secteur de la santé où la relation au travail ne cesse de s'éroder face à l'évolution des métiers, les bouleversements sociaux, la réduction du temps de travail. Est-ce la santé qui est en crise ou l'environnement dans lequel elle se pratique qui la contraint à une adaptation allant à l'encontre de ses choix ? Plus en amont, l'égalité des chances, si souvent brandie, n'a plus de fondement et encore moins de réalité, alors que les inégalités se pétrifient : marginalisation scolaire liée à la maîtrise des savoirs, éviction de l'emploi face aux exigences de qualification, ségrégation sociale dans l'habitat. Qui peut encore espérer sortir du rang, s'élever par ses qualités personnelles, lorsque la compétition distribue les places au regard de stratégies scolaires et professionnelles aussi subtiles qu'inaccessibles pour beaucoup ? L'ascenseur social est en panne, répète-on à l'encan. à nouveau, l'hôpital est en première ligne, butoir du train des inégalités qui libère ses pathologies aux urgences et dans les permanences d'accès aux soins de santé : épuisement, dépression, troubles comportemental, malnutrition, maladies avérées par défaut de soins… A l'autre extrémité de l'échelle des valeurs, la fraternité, inscrite aux frontons de nos mairies, se délite dans l'individualisme qui régule aujourd'hui les rapports sociaux, mais la famille, elle, est plébiscitée comme creuset essentiel de l'épanouissement du couple et de l'individu, Face aux exigences de toutes natures auxquelles chacun doit satisfaire instantanément, l'apologie de l'autonomie, de l'individualité, traduit-elle une crise des valeurs ou s'agit-il d'une valeur montante, vitale à notre époque ?
Au regard des phénomènes économiques et sociaux qui concourent à déstabiliser notre société, la crispation sur les valeurs, brandies comme un paradis perdu, conduit à une impasse pour deux raisons. Tout d'abord, les valeurs quelles qu'elles soient n'ont pas disparu, ce sont leurs manifestations qui de transforment, s'affaiblissent ou surgissent. Ensuite, et c'est la question centrale, quelle place leur réserve notre société ? Quelle est la hiérarchie des valeurs aujourd'hui ? Pour que les valeurs puissent s'exprimer au quotidien, il faut que la société leur fasse écho. Or, que privilégie-t-elle ?
- L'autonomie, capacité d'évoluer en société par soi-même, sans rien devoir ni donner aux autres.
- La performance. Dans la compétition qui régit notre vie, il faut se démarquer en permanence : à l'école pour sortir de la masse, sur le marché du travail pour accéder à l'emploi, dans l'entreprise pour conserver sa place et progresser, dans la société pour être reconnu.
- La réussite, dans le sens de succès.
- La reconnaissance et ses synonymes (notoriété, célébrité…) qui peuvent aller très loin. En témoignent de façon préoccupante l'engouement pour les émissions télévisées qui fabriquent des idoles en quelques semaines, et les crimes et délits ouvertement commis pour sortir du néant ou « faire l'actualité ». Etre identifié, reconnu, estimé, célébré devient vital dans cette société du paraître. Dans ce contexte, quelle place et, plus encore, quelle attractivité pour des valeurs plus traditionnelles : l'honneur, le travail, la persévérance, l'honnêteté, le respect, l'égalité, la fraternité, l'humilité... ? Tout cela paraît bien fade et bien aléatoire.
Les valeurs n'ont que la place qu'on leur assigne, qui peut s'avérer fort différente de celle que la philosophie leur octroie. Ainsi la tolérance, à la fois valeur et vertu, est vilipendée aujourd'hui, alors qu'avec la politesse elle est indispensable au fonctionnement de la société. La politesse permet d'entrer en contact, la tolérance de se côtoyer. Comment vivre ensemble si nous ne nous tolérons pas dans nos différences sociales, culturelles, religieuses, si nous ne nous acceptons pas dans nos habitudes vestimentaires, alimentaires, de loisirs… ? Comment « faire société » si chacun veut plier l'autre à ses vues, à son mode de vie, ce qui n'a d'autre effet que de renforcer la volonté de se singulariser. Paradoxalement, l'intolérance n'a jamais été aussi grande. Nous ne supportons rien ni personne, comme en témoigne l'explosion du contentieux judiciaire. Tout ce qui diffère de nos convictions personnelles nous agresse, nous déplaît, nous irrite, nous blesse, génère de l'angoisse et suscite des peurs irrationnelles (climat, environnement, santé, sécurité).
Cette symptomatologie est alimentée par trois phénomènes :
- la compétition tout d'abord, Exigeante et brutale, elle place chacun sur le qui-vive et induit l'agressivité par crainte de perdre sa place, concrète ou symbolique ;
- le vieillissement de la population ensuite, facteur redoutable encore insuffisamment pris en compte. Notre société vieillit et en manifeste les premiers effets, La méfiance, l'intolérance, la « peur de tout », le repli sur soi, la nostalgie qui imprègne le discours ambiant en témoignent. Le sentiment de vulnérabilité qui inquiète, l'apologie du passé qui rassure, l'anticipation négative de l'avenir sont caractéristiques du vieillissement et créent un clivage entre valeurs du passé et valeurs du présent ;
- l'espoir, enfin, facteur dont on ne parle jamais mais qui pèse lourd dans l'évolution de notre société. L'effondrement des idéologies a emporté un élément fondamental de la vie des hommes, l'espoir ; celui d'un monde meilleur, d'une vie moins difficile, si ce n'est pour soi-même, au moins pour ses enfants. Cette faillite de l'espoir survient au moment où se profile ce que les économistes appellent l'inversion générationnelle, c'est-à-dire le fait que le niveau de vie des enfants sera inférieur à celui des parents. Il ne faut pas être grand clerc pour constater qui si nous avons bénéficié de la période faste d'après-guerre, nos enfants vivront dans un autre contexte, tout particulièrement s'ils sont de condition modeste : accès à l'emploi plus difficile, ascension sociale bloquée, retraite limitée, accès à la propriété supprimé. Reste une idéologie individualiste et compétitive, dépourvue de la moindre perspective car centrée sur l'immédiat, sur les valeurs de laquelle on peut s'interroger, au regard de l'exclusion dont notre société s'accommode parfaitement.
Parce que son champ d'action est l'humain, le secteur de la santé se trouve particulièrement affecté par ce bouleversement des valeurs. Cependant, l'erreur couramment observée consiste à croire que les valeurs se trouvent chez les hospitaliers et la crise dans la population. Les premiers seraient victimes de la seconde, alors qu'ils n'en sont qu'une composante, partie prenante de ses attitudes. L'hôpital et les professions de santé en général traversent une période difficile qui, si elle relève essentiellement d'une problématique interne, n'en est pas moins influencée par des phénomènes de société. Dans ce contexte, les valeurs apparaissent malmenées à l'hôpital, comme à l'extérieur. A l'évidence, l'institution hospitalière demeure sur la défensive dans trois domaines : les patients, le travail et ses tutelles. On retrouve à l'hôpital les mêmes espaces de conflictualité que dans le reste de la société : le rapport à l'autre qu'on ne supporte plus, qui s'articule avec le repli sur soi symbolisé par la remise en cause des contraintes (gardes, urgences...) et l'ambivalence envers les pouvoirs publics, autant honnis que sollicités. Ainsi, malgré les évolutions législatives instituant les droits des malades, les rapports restent délicats, empreints d'une défiance mutuelle dont témoigne la « judiciarisation » de la santé si souvent pointée par les hospitaliers. Le débat sur la permanence des soins et la réduction du temps de travail a révélé le mouvement de repli sur la vie privée. Enfin, le dialogue est des plus difficiles avec les pouvoirs publics dont pourtant les hospitaliers attendent tout.
DEBERDT Jean-Patrick ,
Crise des valeurs, valeur de la crise. Soins cadres, n°53, février 2005, pp.24-26
Jean-Patrick DEBERDT, diplômé de l'IEP paris, emebre de l'institut de l'humanitaire, travaille en tant qu'auteur sur l'articulation entre la santé et les phénomènes de société.
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