Ce livre intitulé « La fabrique de malades » par le Dr Sauveur Boukris est un réquisitoire à la fois très documenté et facile à lire sur la situation médicale et pharmaceutique en France, et plus globalement dans le monde.
L’ouvrage commence par une citation de la pièce de Jules Romain « Knock ou le triomphe de la médecine » : « tout homme bien portant est un malade qui s’ignore » et se poursuit, quelques pages plus loin, par une autre d’Henry Gadsen, président de MSD (Merck & Co), une des cinq premières firmes pharmaceutiques mondiales, qui déclare que son rêve est de produire des médicaments pour les bien portants…
En deux phrases, tout un programme se dessine. La même limpidité qu'un Rothchild qui dirait « Donnez-moi le contrôle de la monnaie d’une nation, et je me moque de qui fait ses lois »...
Alors, pour mettre en évidence le fonctionnement général d'un système qui a cessé d'être humaniste pour devenir marketing, l'auteur utilise de nombreux exemples et voies d'argumentation. L'analyse s'attaque donc tout autant au fonctionnement médical qu'aux stratégies commerciales qu'aux effets réels des médicaments mis en vente. D'ailleurs pour parler de ce livre, plusieurs approches de présentation étaient possibles. Il aura donc fallu trancher.
Cela aurait pu être sur l'axe du médicament. Il aurait alors été question des stratégies employées pour définir une maladie, comme par exemple en jouant sur les seuils de sensibilité ou en basant des traitements sur des hypothèses étiologiques qui vont dans le sens d'un produit déjà existant. Il aurait aussi été question de ces médicaments inutiles et onéreux dont les exemples se succèdent au sein des chapitres, ou de ces tests de dépistage qui multiplient les faux positifs ou qui ne reconnaissent pas les vrais malades. Le point de conclusion aurait été de parler d'une industrie qui développe ces « blockbusters » qui font des médicaments des produits d'usage courant (et qui rapportent des milliards/an).
Cela aurait également pu être sur le lobbying pharmaceutique. Il aurait alors été question des influences de « Big Pharma » sur les directives gouvernementales et européennes, voir à l'échelle mondiale avec comme exemple le DSM ou Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux1 qui pathologise des dysfonctionnement profondément humains. On aurait alors parlé de leurs croissances de bénéfices records sur 50 ans, de l'augmentation constante de la part des dépenses des ménages en produits de santé et des affaires juridiques qui les accompagnent. Dans cette approche, la « iatocratie », terme inventé par Jules Romains pour parler d'une prise de pouvoir sur la société par la médecine, aurait été mise en avant. Ce terme aurait été relayé par une citation du livre d'Aldous Huxley, « Le meilleur des mondes », qui aurait été glissée pour souligner la dimension terrifiante de tels procédés (après tout, la pilule du bonheur décrite dans le livre pourrait faire penser à des produits actuellement massivement mis en vente).
Cela aurait également pu être sur les stratégies alarmistes mises en place. Il aurait alors été question de l'émergence d'une pseudo médecine préventive qui voit dans les risques d'activité ou environnementaux, dans les statistiques générationnelles et les probabilités génétiques, dans les journées de sensibilisation et les « épidémies de dépistages » autant de façon de vendre des produits médicamenteux. Au passage, il aurait été rappelé que les stratégies marketing et les budgets publicité de ces grands groupes sont deux fois plus importants que les budgets recherche et développement. Le point d'orgue de cet argumentaire aurait traité des vagues de désinformations de masse effectuées sur la population, avec comme exemple les dépistages controversés du cancer du sein. À mi chemin entre l'axe du lobbying pharmaceutique, celui du médicament et l'axe (non encore mentionné) du patient, il est question ici d'un axe sociétal. Il plus précisément de la propagation d'un sentiment de peur et d'insécurité qui touche une population dans son ensemble.
Cela aurait également pu être sur l'axe de l'éthique du médecin. Il aurait alors été question du sens du serment d'Hippocrate au regard de la situation actuelle, des influences directes et indirectes des laboratoires pharmaceutiques sur les prescriptions, de l’empiétement des visiteuses médicales sur les temps de consultation des médecins généralistes. Plus généralement, l'accent aurait été posé sur une médecine humaniste et sur l'écoute des spécificités de chaque patient pour retrouver l'âme du métier.
"Plus le patient est sensible à la peur et moins il se comprend dans son fonctionnement, plus son portefeuille sera accessible".
L’axe du patient, le nôtre...
Non, nous parlerons de ce livre par l'axe du patient et du regard que l'on peut avoir sur ce que peut être la santé. Car, à y regarder concrètement, ces stratégies marketing ne trouvent d'adhérents que par l'incompréhension qu'on peut avoir des variations du fonctionnement de notre propre corps.
Si celui-ci nous est inconnu et que les fabricants de médicaments utilisent des stratégies publicitaires sous couvert d'information, nous n'avons au final que leurs explications pour donner sens à ce qui pourrait nous arriver. Il en est bien évidemment de même pour les complexités de l'esprit, avec ici encore la même recette : description d'une maladie (« la dépression, le nouveau mal du siècle ») + étude clinique à l'appuie = la maladie et le médicament vendue de concert.
De là, nous pouvons nous questionner sur les difficultés que nous entretenons dans le rapport avec notre santé.
Pour répondre à cette question, on utilise un procédé social omniprésent : la comparaison. L'ennui c'est qu'aujourd'hui, si l'on compare sa vie avec celles des héros de films, son corps avec les silhouettes « photoshopées » des mannequins anorexiques ou encore ses anxiétés avec les candeurs des séries étasuniennes, la chute des cheveux devient une pathologie et la timidité une phobie sociale... Quand, entouré d'images virtuelles d'idéaux physiques aussi éloignés de la nature humaine, nous nous considérons nous-même inférieurs à une norme, indignes des modèles qui nous entourent.
Dans ce livre, de nombreuses expressions tirées de différents auteurs aiguisent l'esprit : « surmédicalisation de l'existence », « marchandisation de la santé », « le medicine marketing », « le nouvel hygiénisme », « la santé totalitaire », voire « le fascisme de la santé ». S'il y a un concept qui mérite ici d'être défini, c'est le disease mongering, car il s'agit du fait de « convaincre les personnes fondamentalement bien portantes qu'elles sont malades ou des personnes souffrants de troubles bénins qu'elles sont en très mauvaise santé » dans le seul but de vendre un médicament. Ce concept renvoie donc directement aux citations présentée au début. Par ce simple terme, les axes du lobbying pharmaceutique, de la redéfinition des médicaments, des stratégies alarmistes et des difficulté éthiques des médecines prennent leur place naturellement. Au cœur de cette trame se trouvent le patient et son portefeuille. Et plus le patient est sensible à la peur et moins il se comprend dans son fonctionnement, plus son portefeuille sera accessible. Car effectivement l'attaque est frontale : comme le rappelle le titre de l'ouvrage, il ne s'agit pas de fabriquer des maladies mais bien de fabriquer des malades... Titre qui semble explicitement faire écho au livre de Chomsky2 La fabrique du consentement.
Le soma, seul remède...
Ce livre interroge le système de santé mais va finalement beaucoup plus loin en mettant en relief, par un jeu d'ombres chinoises, les aberrations d'un système humain plus global. Enfin, parce que le livre d'Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes, était très visionnaire et aujourd'hui tout à fait d'actualité, voici la citation mentionnée un peu plus tôt : « Et si jamais, par quelque malchance, il se produisait d'une façon ou d'une autre quelque chose de désagréable, eh bien, il y a toujours le soma qui vous permet de prendre un congé, de vous évader de la réalité. Et il y a toujours le soma pour calmer votre colère, pour vous réconcilier avec vos ennemis, pour vous rendre patient et vous aider à supporter les ennuis. Autrefois, on ne pouvait accomplir ces choses-là qu'en faisant un gros effort et après des années d'entraînement moral pénible. A présent, on avale deux ou trois comprimés d'un demi-gramme, et voilà. Tout le monde peut être vertueux, à présent. On peut porter sur soi, en flacon, au moins la moitié de sa moralité. Le christianisme sans larmes, voilà ce qu'est le soma. »
Notes
- DSM : acronyme anglais signifiant « Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders » et qui se traduit par « Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux ». Si la 1ère version est un document militaire des années 50, la 5ème version, axée sur les approches chimiques et comportementale, devrait être publiée en Mai 2013. Manuel de référence dans le diagnostique psychiatrique. Créé et diffusé par la société américaine de psychiatrie, sa construction et son utilisation sont au coeur d'un débat de fond entre les psychiatres. Pour en savoir plus sur la polémique à ce sujet, un livret synthétise les idées les plus caractéristiques : http://www.editions-eres.com
- Noam Chomsky : linguiste américain qui a révolutionné dans les années 70, les méthodes d'analyse des grammaires par l'étude d'un langage naturel. Ce modèle de compréhension du langage aura d'importante répercussion dans les théories du fonctionnement de l'esprit. En parallèle à ses activités de chercheur, il est également un militant très actif qui analyse avec précision les mécanismes de la propagande aujourd'hui dominante : l'endoctrinement néo-libéral étasunien.
Cyril JOANNES
Psychologue clinicien
Rédacteur Infirmiers.comcyril.joannes@izeos.com
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