Le travail infirmier pose aujourd’hui plus que jamais la question de l’engagement professionnel. En effet, dans le contexte délicat de remise en cause des conditions du travail soignant, l’engagement, au cœur même de la relation de soins, occupe une place particulière dans la détermination et l’appréciation de ce métier.
Avant tout de quoi parle-t-on ? Qu’est-ce que s’engager ? A quoi et envers qui ? Peu abordée dans la littérature, la notion d’engagement renvoie à différentes réalités dont nous voulons rendre compte.
Les contours d’une notion complexe
Selon la définition du Dictionnaire culturel en langue française, le terme « engager » vient du latin invadiare : mettre en gage. S’engager signifie donc « se donner en gage, se lier » (Littré). Etymologiquement, l’engagement rend ainsi compte d’une forme de dépendance à l’autre (personne ou institution).
Pour la psychologie organisationnelle, l’engagement dépendrait de trois aspects fondamentaux : une énergie, un fort investissement personnel et une satisfaction intense dans son travail sans pouvoir ou vouloir lâcher prise (Haberey-Knuessi, 2011)1. L’engagement impliquerait donc un attachement partant de soi pour aller vers l’autre, une forme de dépendance affective et émotionnelle induisant les notions d’enthousiasme et de plaisir. Mais cet engagement ne serait possible, au-delà d’une certaine durée, que parce qu’il est partagé avec d’autres professionnels ayant les mêmes valeurs. L’énergie dégagée par cet engagement permet au professionnel de s’épanouir et d’aller au-delà de ses limites (Haberey-Knuessi, 2011)1. Quant à l’engagement spécifique du soignant, nous noterons que ce dernier a d’autant plus besoin de maintenir une cohérence entre ses propres valeurs et son comportement qu’il travaille en équipe et dans une institution. C’est ce qui permet à chacun de trouver du sens dans ce qu’il réalise au travail. Et cette cohérence conditionne l’engagement du professionnel. L’engagement, élément essentiel de la qualité de vie au travail (IRSST, 2008)2, est donc bien au cœur du travail soignant.
Qu’est-ce que s’engager ? A quoi et envers qui ?
L’engagement : au cœur de la profession soignante
Comme nous l’indique la déontologie infirmière, l’infirmière* est préparée et autorisée à s’engager dans le cadre général de l’exercice de la profession infirmière
(Devers, 2005, p. IX)3. L’infirmier s’engage donc d’abord dans une profession. Cet engagement - dans et pour une profession - est l’accomplissement d’un parcours de vie construit autour d’une formation théorique et pratique. Les stages jouent ici un rôle essentiel puisqu’ils confirment ou non l’engagement dans un projet professionnel. Ces premières expériences amènent une prise de conscience de soi et de ses limites dans son rapport à l’autre, à la souffrance et à la mort. Cette confrontation à la réalité interroge déjà les motivations sous-jacentes à l’engagement dans la profession, nécessaires pour pouvoir ensuite s’y projeter (Wenner, 2010)4.
L’infirmier s’engage ensuite au sein d’un établissement, d’une institution qui possède ses rythmes, ses modes de fonctionnement et d’organisation, ses obligations et devoirs… Il s’engage aussi envers une équipe médicale et paramédicale et prend ainsi la responsabilité d’un travail en équipe qui doit avancer ensemble pour un projet commun.
L’infirmier s’engage aussi et surtout dans la relation de soin. Devers (2005)3 évoque un devoir d’engagement
, le soin ne pouvant se réduire au seul aspect technique.
L’engagement apparaît ici dans l’action, tournée vers l’autre, dans une forme de dévouement.
La relation de soin et l’écoute, au cœur du travail infirmier, constituent ainsi une promesse d’engagement du soignant envers et pour l’autre (nous retrouvons ici l’idée de « gage »). L’engagement prend alors la forme d’une responsabilité envers l’autre qui implique le soignant tout entier, d’autant plus qu’interviennent ici fortement les enjeux liés à la relation soignant/soigné.
La nature même du travail infirmier induit une forte implication personnelle. L’engagement infirmier doit donc aussi poser la question des limites du cadre des soins et de la relation à l’autre pour ne pas être envahi par ses propres affects et ceux des autres. L’implication du soignant rend compte d’une exigence très élevée envers lui-même, parfois dangereuse lorsqu’elle entraîne des sentiments de frustration ou d’échec… L’engagement représente ainsi une forme de présence qui doit être mesurée pour trouver la bonne distance entre soi et l’autre (Haberey-Knuessi, 2011 ; Corvol, 2013) 1, 5.
Se poser la question des limites c’est interroger sa pratique, son investissement, son approche des soins et sa relation aux autres : c’est finalement entreprendre une réflexion psychologique et éthique sur cet agir que constitue l’engagement. Ce retour sur soi est nécessaire pour donner du sens à son travail, pour trouver une cohérence dans son engagement et donc amener une meilleure prise en soins. Cette prise de conscience de son implication participe aussi activement à la construction de son identité professionnelle.
L’engagement infirmier doit poser la question des limites du cadre des soins et de la relation à l’autre pour ne pas être envahi par ses propres affects et ceux des autres.
Les limites de l’engagement
Certains auteurs ont mis en parallèle la notion d’engagement et celle de burn out (Demerouti et al., 2010 ; Maslach & Leiter, 1997 cités par Haberey-Knuessi, 2011 ; Schaufeli & Salanova, 2007 cités par Haberey-Knuessi, 2011) 1, 6. D’un côté, nous l’avons vu, le soin ne peut véritablement pas s’envisager sans engagement. D’un autre côté, ce fort engagement observé chez les infirmiers interviendrait fréquemment dans l’apparition de pathologies telles que l’épuisement professionnel. L’engagement peut donc apparaître comme une menace pour le professionnel (Haberey-Knuessi, 2011 ; Corvol, 2013) 1, 5. Sans opposer simplement le concept du burn out à celui de l’engagement, ce dernier se révélant être particulièrement complexe dans sa composition, nous pouvons cependant noter que la première limite de l’engagement se trouve dans l’évaluation de sa juste mesure.
Ensuite, comme le souligne Divay (2012), la profession infirmière est caractérisée par une horizontalité des carrières , c’est-à-dire que les possibilités d’évolution ascendante, si elles existent, restent faibles. Cette perspective limite aussi l'engagement : on ne fait plus forcément carrière comme on peut l’entendre habituellement, la tendance étant plutôt à la multiplication des expériences des lieux, des méthodes, des spécialités...
Enfin, la notion d’engagement a-t-elle toujours un sens aujourd’hui ? Reste-t-il de la place pour un engagement lorsque l’on constate que le travail infirmier est de plus en plus soumis à des protocoles très fermés et très exhaustifs ? Les conditions de travail difficiles touchent aux valeurs morales et éthiques de l’infirmier, mettant ainsi à mal la relation soignante et l’engagement professionnel. L'infirmier doit s'engager dans le processus de soin mis en place pour un patient mais il n'en a parfois pas toutes les données : il est parfois considéré comme un simple exécutant des directives médicales. Et dans ce cas, comment s'engager ?
L’évolution des pratiques vers une logique de rationalisation et de rendement de l’activité soignante, semble en effet peu compatible avec la nature même du soin. Le mouvement spontané vers l’autre est affecté et apparaît, dans ce cadre, tout particulièrement bridé et codifié, donc dépersonnalisé – ce qui va à l’encontre d’une envie du soignant et d’une demande de la part du soigné. Le risque de réification du patient, qu’il soit conscient ou inconscient, est réel, abîmant ainsi profondément l’engagement premier de l’infirmier et son identité professionnelle.
De plus, le contexte d'une plus fréquente judiciarisation du monde médical n'est pas non plus « engageant », chacun pouvant chercher à diluer ses responsabilités.
Aujourd’hui, il est demandé à l’infirmier de s’engager toujours plus, donc de se lier davantage à l’autre, sans pour autant lui en donner les moyens.
Dans ces conditions, la réaction défensive évidente est la fuite. Fuir pour échapper aux logiques institutionnelles… et ne plus avoir de responsabilités (Giraud, 2003 ; Wenner, 2010) 8, 4.
Ne pas s’engager, ne pas se lier, c’est nier ses propres besoins et ceux des autres. La peur de l’engagement, si fréquente dans notre société, pourrait engendrer, dans le cas particulier du travail infirmier, des attitudes dangereuses telles que la frustration, la démotivation, l’insensibilité ou encore le détachement, jusqu’à se perdre soi-même (sans parler des conséquences négatives sur le patient).
Certains professionnels rapportent une forte déception après seulement quelques années d’exercice et cherchent alors à se réaliser dans un autre domaine : une carrière professionnelle brisée dans l’œuf et un engagement totalement désinvesti…
Aujourd’hui, il est demandé à l’infirmier de s’engager toujours plus, donc de se lier davantage à l’autre, sans pour autant lui en donner les moyens.
Quel avenir pour l’engagement soignant ?
Comment réussir alors à s’engager malgré des conditions de travail pointées du doigt ? Comment maintenir l’engagement professionnel et le valoriser ? La valorisation du travail infirmier et de son engagement doit être envisagée à partir d’une analyse de la dimension éthique de son approche des soins : penser (et repenser) son travail. L’engagement professionnel s’inscrit fondamentalement dans une prise de conscience de la responsabilité du soignant envers le soigné. Il s’agit avant tout de donner du sens à sa pratique. C’est ce sens, parce qu’il est défini et réfléchi dans le respect de l’autre, qui va donner de la valeur à l’engagement (Svandra, 20099.
Ce retour sur soi et cette prise de recul est nécessaire au maintien de la qualité de l’engagement du soignant. Il est important aussi que la valeur de cet engagement des soignants soit reconnue et encouragée par les autres professionnels. Ne pas la reconnaître ou la sous-estimer est dangereux : c’est laisser la porte ouverte au découragement, au désinvestissement du soignant ou encore à sa fuite (Wenner, 2012 ; Corvol, 2013) 4, 5. Les obstacles à l'expression de cet engagement personnel et éthique doivent donc être surmontés par la prise en compte de ses conditions d'épanouissement.
Cet engagement doit être ensuite encadré, en favorisant le questionnement de sa construction aussi bien auprès des étudiants en cours de formation, qu’auprès des professionnels déjà en poste (Haberey-Knuessi, 2011 ; Corvol, 2013)1, 5. Ce n’est que dans cet effort de continuité que les soignants pourront se réaliser pleinement à travers leur engagement et favoriser une meilleure prise en soin.
Il est important aussi que la valeur de cet engagement des soignants soit reconnue et encouragée par les autres professionnels.
Note
* Lire indifféremment infirmier/infirmière
Bibliographie - Webographie
- Haberey-Knuessi, V. (2011). De l’indifférence à l’envie : co construire l’engagement. dernière consultation le 22/07/2013
- IRSST (2008). Sens du travail, santé mentale et engagement organisationnel. Rapport R-543. dernière consultation le 22/07/2013
- Devers, G. (2005). Déontologie infirmière universelle. Lamarre.
- Wenner, M. (2010). L’engagement professionnel infirmier. Comprendre ses choix. Parcours professionnel et récit de vie. Seli Arslan.
- Corvol, A., Moutel, G., Somme, D. (2013). Engagement du soignant dans la relation. L’exemple des gestionnaires de cas en gérontologie. Gérontologie et société, 144, 97-109.
- Demerouti E., Mostert, K., Bakker, A.B. (2010). Burnout and Work Engagement: A Thorough Investigation of the Independency of Both Constructs. Journal of Occupational Health Psychology, 15, 3, 209–222. dernière consultation le 29/07/2013
- Divay, S. (2012). Les carrières des infirmières, plus horizontales que verticales. dernière consultation le 22/07/2013
- Giraud, C. (2003). Logiques sociales de l’indifférence et de l’envie. Contribution à une sociologie des dynamiques organisationnelles et des formes de l’engagement. L’Harmattan.
- Svandra, P. (2009). Eloge du soin. Une éthique au cœur de la vie. Sources philosophiques, pratique et conditions de l’engagement soignant. Seli Arslan.
Eve RIGOULOT Psychologue/chargée de recrutement eve.rigoulot@gmail.com
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